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25/06/2009

Karachi, les curieux oublis de la justice

Par GUILLAUME DASQUIE

Site de l'attentat qui a fait 14 morts et et 12 blessés le 8 mai 2002 à Karachi.

Site de l'attentat qui a fait 14 morts et et 12 blessés le 8 mai 2002 à Karachi. (© AFP Rehan Arif)

Dès le début de l’affaire, les cadres de la DCN (Direction des constructions navales) se montrent convaincus que l’attentat du 8 mai 2002 contre son personnel à Karachi résulte directement de ses engagements contractuels dans ce pays. C’est-à-dire un contrat signé le 21 septembre 1994 pour livrer et fabriquer trois sous-marins au Pakistan. Enjeu : 950 millions de dollars. C’est l’une des nombreuses révélations du dossier d’instruction dont Libération a pu prendre connaissance, et qui éclairent l’hypothèse d’un attentat lié à des différends autour de commissions versées en marge de la vente des sous-marins.

L’avertissement de la DCN

Ainsi, le 2 septembre 2002, Philippe Japiot, patron de la branche internationale du groupe, écrit au juge Jean-Louis Bruguière pour que sa société se constitue partie civile. Argument avancé dans ce courrier de trois pages : «C’est à raison de l’exécution de ce contrat que les onze ingénieurs et techniciens ont été assassinés [dans l’explosion du bus, ndlr] dans des conditions particulièrement odieuses et que douze de leurs collègues ont été gravement blessés dans l’exercice de leur mission.» Et d’affirmer que la DCN «se trouvait directement visée par les faits de terrorisme». Philippe Japiot termine sa lettre en soutenant : «C’est parce que DCN-International a conclu et mené à bien le contrat du 21 septembre 1994 que des personnels ont été pris pour cible.» A la lecture de cette correspondance, personne ne semble croire à l’hypothèse d’un attentat aveugle chez les responsables militaires français (la DCN, dont les avocats ont accès au dossier, est à cette époque une émanation directe du ministère français de la Défense, alors sous la tutelle de Michèle Alliot-Marie).

Mieux, pour que le magistrat instructeur suive ce raisonnement, Philippe Japiot lui transmet un exemplaire - certes tronqué - du fameux contrat du 21 septembre 1994. Sur les 162 pages de cet accord, Jean-Louis Bruguière n’en reçoit que sept. Celles-ci comportent un sommaire général du contrat, où apparaît l’existence d’une clause numéro 47 consacrée aux paiements de commissions, précédée d’une clause secrète frappée du numéro 46. Jamais le juge d’instruction ne demandera une copie intégrale du contrat.

Les confidences américaines

Pourtant, les premières investigations effectuées à Karachi auraient pu orienter le magistrat. Dès le 11 mai 2002, le procureur Michel Debacq, en charge du pôle antiterroriste de Paris, installe ses quartiers au consulat de France de Karachi pour mener l’enquête en accord avec les autorités civiles pakistanaises. Il reçoit la visite de Randall Bennett, responsable du service de sécurité diplomatique de l’ambassade des Etats-Unis. Cet enquêteur américain dirige alors depuis quatre mois une cellule d’investigation travaillant en étroite collaboration avec la police pakistanaise pour tenter de retrouver les assassins du journaliste Daniel Pearl. Il répercute à Michel Debacq les confidences que ses équipiers ont recueilli auprès de leurs collègues pakistanais. Selon eux, l’attentat ne serait pas imputable à Al-Qaeda et ne serait pas lié aux tensions entre des groupes islamistes et des puissances occidentales. Le mobile serait à rechercher dans la coopération bilatérale pour la vente et la construction des sous-marins.

Un courriel émanant d’un adjoint de Bennett, versé au dossier, confirme que dès le 9 mai les policiers locaux privilégient cette analyse. À l’exception de ce courriel, tous les procès-verbaux provenant de ce transport judiciaire à Karachi seront annulés en 2003 par la cour d’appel de Paris, pour vice de compétence territoriale. Simple problème de procédure regrette-t-on alors à la chancellerie. Mais jamais on ne tentera de reconvoquer Randall Bennett pour recueillir dans de meilleures conditions, à Paris, ses informations. Pourtant, l’homme ne se cache pas. Il y a quelques mois, nous avons retrouvé sa trace alors qu’il travaillait pour l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad.

L’investigation financière

Ces conjonctions d’appréciations s’inscrivent dans un contexte particulier. Entre l’été 2001 et début 2002, une tempête judiciaire secoue les arrangements financiers entre l’état-major de Karachi et la DCN. La Cour des comptes pakistanaise boucle des investigations sur des pactes de corruptions passés par des officiers pakistanais avec des responsables français pour obtenir la signature du contrat des sous-marins Agosta 90B. Le 30 janvier 2002, lors d’une audience devant la première chambre de Rawalpindi, l’amiral en chef de la marine, Mansur ul-Haq, plaide coupable pour avoir reçu des Français près de 7 millions de dollars en guise de remerciement. Le chef du service de renseignement de la marine pakistanaise écope de sept ans de prison, et un capitaine de trois ans de prison.

Dans le dossier pénal de l’attentat, aucune trace de ces affaires sulfureuses, alors même qu’elles paraissent avoir conditionné le partenariat autour du chantier de la DCN à Karachi. Curieux. D’autant qu’à Paris, des homologues à la Cour de discipline budgétaire partagent le même intérêt pour les volets financiers de ces relations sous-marines. Un magistrat détaché auprès de la Cour sollicite le 28 mars 2002 la levée du secret-défense pour obtenir des comptes rendus de réunions tenues à Matignon (sous le gouvernement d’Edouard Balladur, dont le ministre du Budget était Nicolas Sarkozy), entre le 2 juillet 1993 et le 2 septembre 1994 et portant sur les volets financiers de la vente des sous-marins. Le 6 juin 2002, la Commission consultative du secret de la défense nationale a donné son accord à la déclassification de ces notes. Hélas, là encore, le dossier pénal n’en a pas profité. Jusqu’à présent.

L’enquête relancée

Depuis quelques mois, les juges Yves Jannier et Marc Trévidic, qui remplacent Jean-Louis Bruguière (après son départ pour suivre une carrière politique aux côtés de l’UMP), ne semblent pas vouloir écarter d’emblée l’examen d’un éventuel mobile financier. La semaine dernière, ils confiaient aux familles des victimes qu’il s’agissait d’une «piste cruellement logique». Deux semaines plus tôt, le 15 mai, ils auditionnaient le directeur financier de la DCN, un ancien cadre de la direction du Trésor. Un pro des comptes qui a éclairé la répartition des 10,25 % de commissions prévues par le contrat, soit près de 100 millions de dollars. Un pactole distribué, parfois de manière occulte, vers divers intermédiaires politiques et militaires en France et au Pakistan. Certains fréquentables, d’autres un peu moins. Après sept ans d’une prudence consommée, l’enquête démarre enfin.

Source: Libération

http://www.liberation.fr/societe/0101576062-karachi-les-c...