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13/12/2008

Shoah : Attali met l'Histoire en pièces

À l'avant-veille de la 70e commémoration de la Nuit de Cristal, Jacques Attali a monté au théâtre du Rond-Point (Paris), du 16 au 28 septembre 2008, une pièce qui met en scène une réunion nazie consécutive à ce drame, le 12 septembre 1938... C'est une grossière mystification historique entérinée sans mot dire par les médias institutionnels.

La pièce de Jacques Attali, Du cristal à la fumée (on appréciera l'humour douteux du titre !), a été publiée au début de l'année (Fayard, 15 €) avec l'introduction suivante de l'auteur :

«Cette pièce raconte, au plus près de la réalité historique, la réunion secrète qui s'est tenue au matin du 12 novembre 1938, deux jours après la Nuit de cristal, à Berlin, entre les principaux dirigeants nazis. C'est d'elle qu'est sortie la décision de la Solution finale, bien avant la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942».

Autant de mensonges et de culot en si peu de lignes dans un ouvrage édité par une maison sérieuse ! Faut-il être Jacques Attali, ancien conseiller «spécial» de François Mitterrand, aujourd'hui rallié à Nicolas Sarkozy, pour se le permettre en toute impunité ?

Je me garderai ici de juger l'intérêt théâtral du texte. Fabienne Pascaud (Télérama) l'a déjà fait avec compétence et vigueur [écouter le commentaire de Fabienne Pascaud] sans d'ailleurs prendre parti sur la pertinence historique du texte. Je m'en tiendrai quant à moi à ce dernier aspect et à ses implications pour nous tous.

Mystification historique

Disons déjà que la réunion du 12 novembre 1938 était si peu secrète que son compte-rendu (celui dont s'est inspiré l'auteur) figurait déjà au procès de Nuremberg. À cette réunion, qui allait déboucher sur la transmission aux SS de la question juive, le Reichsführer Himmler, chef des SS, n'était pas présent, contrairement à ce qu'indique Attali, mais représenté par son adjoint et alter ego Heydrich. Mais il ne s'agit là que de détails...

Le plus grave est de laisser entendre que la Solution finale [l'extermination méthodique des Juifs d'Europe] est issue de cette réunion, soit trois ans avant la date généralement admise par les historiens qui ont consacré des dizaines d'années, sinon leur vie entière, à l'exploration de cette part la plus sombre de l'histoire des hommes.

Pour ne rien arranger, l'amateur Attali explique laborieusement que si les nazis ont eu l'idée de liquider définitivement les Juifs austro-allemands, c'est au principal motif d'éviter des problèmes avec les réassureurs américains au cas où l'État hitlérien aurait interdit que les victimes de la Nuit de Cristal soient indemnisées par leurs assureurs, conformément aux règles commerciales universelles.

C'est faire fi des troubles cheminements de la conscience qui ont mené Hitler, les chefs nazis et leurs subordonnés d'un antisémitisme purement idéologique (comme il s'en trouvait au début du XXe siècle dans tous les pays occidentaux, y compris l'URSS) à l'indicible...

Enjeu idéologique

Le débat ne relève pas seulement des spécialistes. Il nous concerne tous.
1- On peut penser que la Shoah a germé dans l'esprit monstrueux de Hitler, peut-être dès les années 1920 ; on pourrait en conclure que nous sommes a priori immunisés contre le retour d'une semblable tragédie.
2- On peut aussi considérer que l'idéologie antisémite des nazis était potentiellement génocidaire comme bien d'autres idéologies, y compris des idéologies qui ont cours aujourd'hui en Occident ou ailleurs... et qu'elle a abouti à son paroxysme, la Shoah, par glissements progressifs à la faveur de la guerre, contaminant des individus qui, au départ, n'y étaient en rien disposés. On en retient que la lutte contre le Mal est toujours d'actualité ; elle se gagne par un effort constant sur nous-même, l'aptitude au mal comme l'aptitude au bien étant des parties constitutives de chacun d'entre nous (*).

C'est plutôt la deuxième interprétation qui a la faveur des historiens, je veux dire des vrais spécialistes...

En abordant ce sujet très sensible avec la délicatesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine, Attali, quand à lui, instille dans l'esprit du grand public, y compris de la classe politique et des médias, si complaisants à son endroit, que les chefs nazis, Hitler mais aussi Göring ou encore Heydrich, étaient des monstres, étrangers à notre monde, des monstres qui plus est rationnels puisque c'est sur la base d'un raisonnement froid (éviter de se mettre à dos les réassureurs américains) qu'ils envisagent l'extermination des Juifs (*).

Presse muette, historiens indignés

La presse écrite est demeurée silencieuse à propos de cette mystification théâtrale. Le Monde, par exemple, se contente de reprendre les assertions de l'auteur sans prendre la peine de les vérifier auprès d'un historien. Il n'y a que sur internet (Rue 89) que l'on peut lire des points de vue critiques...

Interrogée par Judith Sibony (Rue 89), la grande historienne Annette Wieviorka s'indigne : «C'est une contrevérité historique de plus qui circulera en toute impunité». Florent Bayart, chercheur au CNRS, craint un dangereux glissement dans l'idée que la Shoah dériverait d'une affaire d'assurances : «C'est faire comme si le projet d'exterminer les juifs pouvait être le fruit d'une rationalité : un calcul rigoureux, en vue d'un bénéfice matériel tangible. Or, la Solution finale est au contraire purement idéologique : Hitler avait décrété que la mort du juif était la condition de sa victoire».

«Pour traiter un tel sujet, il faut être soit un grand écrivain, soit un historien. Attali n'est ni l'un ni l'autre, et le mélange qu'il propose ici est catastrophique : il ouvre la porte à toutes les dérives, et témoigne d'un grand manque de respect pour les morts», souligne la philosophe Élisabeth de Fontenay... Je crois, pour développer sa pensée, que s'autoriser à publier et dire n'importe quoi sur la Shoah quand on est un personnage officiel est pain bénit pour les négationnistes de tout poil !

L'historien Alain Michel, directeur du bureau francais de l'école internationale pour l'enseignement de la Shoah (Yad Vashem, Jérusalem), enfonce le clou. Il nous déclare : «Qu'il y ait un "saut" vis-à-vis de la politique antijuive au moment de la Nuit de Cristal est une évidence. mais il est autant évident que personne n'envisage à cette date de Solution finale dans le sens d'un massacre organisé. Le débat est clos sur cette question et ce n'est sûrement pas la pièce de théâtre de quelqu'un qui croit tout révolutionner dans chaque question qu'il traite, quelle qu'elle soit, qui va y changer les choses (voir les grandes "découvertes" du même Attali sur la question messianique, il y a presque 15 ans)». Il déplore par la même occasion que les journalistes et enseignants français manquent d'ouverture sur les débats et les évolutions historiographiques qui se font hors de l'Hexagone.

André Larané.

18/02/2008

«Devoir de mémoire» : halte au feu !

[Reprise d'article]
Le 13 février 2008, lors du dîner annuel du CRIF (comité représentatif des institutions juives de France), le président Sarkozy a demandé que «chaque année, à partir de la rentrée scolaire 2008, tous les enfants de CM2 se voient confier la mémoire d'un des 11.000 enfants français victime de la Shoah».
[voir la France malade de son Histoire]

Pour la première fois depuis son lancement en 1985, le dîner annuel du CRIF a reçu le président de la République française (*) . Nul doute que la «communauté» juive a été sensible à cet honneur, venant d'un homme aussi pressé que Nicolas Sarkozy. Nul doute aussi que les représentants de toutes les autres «communautés» exigeront des attentions équivalentes de la part du monarque républicain.

Les catholiques ont déjà eu leur part avec la visite retentissante de Nicolas Sarkozy à Saint-Jean-de-Latran (Rome), en décembre 2007. Le président a déjà annoncé qu'il assisterait à une séance solennelle de la loge maçonnique du Grand Orient de France. Les musulmans attendent leur tour...

Ces opérations de charme tendent à réveiller les communautarismes, au risque de dresser les Français les uns contre les autres. Elles paraissent inopportunes à un moment où la France a plus que jamais besoin de rassembler ses enfants autour de valeurs communes, porteuses d'espérance et de joies partagées.

Repentance et rumination du passé

Le plus déroutant est la proposition faite par le président Sarkozy de confier aux écoliers la mémoire d'un enfant juif victime de la Shoah. Cette proposition a un aspect morbide que l'on retrouve dans l'idée émise le 16 mai 2007 de lire, à voix haute, dans les lycées, la dernière lettre de l'otage Guy Moquet à ses parents. Laissons aux psychanalystes et pédopsychiatres le soin d'évaluer les conséquences de ces ruminations sur des jeunes gens au seuil de la vie.

Pour les enseignants, cette proposition est inapplicable. Elle pourrait même être contre-productive dans les écoles et les quartiers hétérogènes, avec un ressentiment accru à l'égard des juifs et une relance des revendications communautaristes concurrentes. L'ancienne déportée Simone Veil, malgré sa proximité avec Nicolas Sarkozy, juge l'idée «inimaginable, insoutenable et injuste».

On se souvient que le président nouvellement élu avait boudé les cérémonies commémoratives du 8 mai (capitulation de l'Allemagne), mais avait tenu à assister à la Journée du souvenir de l'esclavage, deux jours plus tard. Autant de comportements en rupture avec la promesse du candidat Nicolas Sarkozy, avant les élections présidentielles d'avril-mai 2007, de rompre avec la manie de la repentance tous azimuts.

Tout cela, nous dit-on, n'a rien à voir avec l'Histoire mais relève du «devoir de mémoire». Il s'agit de ne pas oublier ce qui s'est passé en 1941-1945 pour ne pas le rééditer...

Du culte des héros au «devoir de mémoire»

Le «devoir de mémoire» est un lointain avatar du culte des héros et des saints, pratiqué dans les siècles passés de façon relativement innocente, sous la forme de belles histoires édifiantes : Jeanne d'Arc et ses voix célestes, Bayard, chevalier sans peur et sans reproche, Saint Vincent de Paul au service des galériens,... Autant de souvenirs épiques autour desquels pouvaient se retrouver pour leur plus grand bonheur les petits Français de quelque origine qu'ils fussent (Alexandre Dumas lui-même, qui a mythifié et embelli comme personne l'Histoire de France, était petit-fils d'une esclave noire).

Ces belles histoires différaient de la «repentance» contemporaine par une approche positive : elles avaient vocation à forger des personnalités aux fortes convictions patriotiques ou religieuses, en vue de les enrôler, qui au service de la Nation, qui au service de Dieu. Le temps n'est plus à ce genre de discours... Le débat est clos.

Plus près de nous, le «devoir de mémoire» a été pratiqué par certains régimes totalitaires. Par exemple en Union soviétique où l'on a ressassé sans trêve pendant quarante ans le souvenir de la «Grande Guerre patriotique» (la guerre contre les envahisseurs allemands, en 1941-1945).

Plus près de nous encore, les enfants yougoslaves, jusqu'au début des années 1980, étaient éduqués dans l'amour de la nation yougoslave et les autorités n'ont pas ménagé leurs efforts pour leur faire oublier leurs différences culturelles ou religieuses... Cela n'a pas empêché la fédération d'éclater au terme d'une guerre sauvage dans les années 1990.

Notons que cette guerre n'avait rien d'inéluctable : la Suisse, à la différence de la Yougoslavie, supporte très bien une grande diversité de cultures et de religions. Elle n'a pas besoin d'endoctrinement, de propagande officielle ou de «devoir de mémoire» pour maintenir son unité. C'est que les citoyens suisses savourent les bienfaits de leur démocratie dans leur vie de chaque jour et il ne leur viendrait pas à l'idée de la remettre en cause.

Le «devoir de mémoire» est activement pratiqué en Algérie où le pouvoir, autoritaire et corrompu, n'a de cesse d'entretenir le souvenir de la guerre d'indépendance. A contrario, le gouvernement vietnamien se soucie comme d'une guigne des deux guerres douloureuses menées contre les Français et les Américains. Entièrement tourné vers le développement économique, il a passé par pertes et profits ce passé pourtant récent. Les Vietnamiens ne s'en portent pas plus mal.

Réflexion plutôt qu'émotion

Interrogeons-nous sur l'essentiel : est-il opportun de ressasser un «devoir de mémoire», à propos de la Shoah, de la colonisation, de la Saint Barthelemy ou de tout autre chose ? Cette forme bienséante de la propagande d'État est-elle de nature à empêcher le retour des horreurs du passé ? Ou ne risque-t-elle pas d'être contre-productive en suscitant la concurrence des mémoires ?

 Entrée du camp d'Auschwitz

Depuis les années 1970, moment auquel la Shoah a bousculé nos consciences, nous avons eu droit au génocide cambodgien, à la guerre fratricide de Yougoslavie, à différentes épurations ethniques et religieuses dans le monde musulman, à l'épuration raciale au Soudan et, pire que tout, au génocide rwandais... Dans nos propres cités, nous assistons à un repli communautaire, une «libanisation» dont les citoyens de culture ou confession israélite sont les principales victimes (mais pas les seules).

Au vu de ces résultats, il est permis de s'interroger sur le bien-fondé des discours sur la «repentance» et le «devoir de mémoire». N'y aurait-il pas des manières plus judicieuses de rapprocher les citoyens que le recours aux larmes et à l'émotion, fugaces par nature ?

S'agit-il de prévenir l'oubli de la Shoah ? La France, comme la plupart des pays européens, a beaucoup fait dans ce sens-là en multipliant les journées commémoratives et les lieux de mémoire. Elle peut faire encore mieux en encourageant les recherches universitaires sur sa genèse et son déroulement afin que personne ne puisse sous-évaluer sa portée ni les risques d'une récidive (au Rwanda ou ailleurs).

La Shoah n'est pas née du néant mais s'inscrit dans l'Histoire. Songeons que les juifs étaient, en 1914, mieux intégrés en Allemagne que partout ailleurs en Europe et qu'il s'est écoulé seulement vingt ans avant qu'ils ne soient persécutés de la plus horrible façon, cela parce qu'il s'est trouvé un leader pour réveiller de vieux préjugés et monter les Allemands les uns contre les autres.

De la même façon, la traite et le colonialisme sont le résultat amer d'un processus historique qui a insensiblement perverti les consciences. Ainsi observe-t-on au XIXe siècle, en quelques décennies, un changement radical, de l'image généreuse que les peintres Delacroix et Fromentin donnent des Algériens (femmes d'Alger, chasse au faucon,...) au statut de l'indigènat sous la IIIe République.

Ici apparaît l'importance de l'enseignement - et de l'Histoire -. C'est en cultivant la connaissance des faits dans les lycées, les collèges et les écoles, c'est en la diffusant à travers musées et expositions que l'on doit pouvoir identifier les mécanismes du mal et s'en protéger. Regrettons à ce propos qu'il n'y ait pas en France un seul musée des colonies pour aider chacun à comprendre ce pan de l'Histoire nationale.

André Larané