22/07/2016
L'Etat islamique, un ennemi faible que personne ne veut vaincre [NDLR: sauf la Russie, la Syrie et l'Iran]
L'existence et la persistance de l'Etat islamique sont les symptômes des lacunes de la stratégie actuelle de l'Occident, en particulier des Etats-Unis. On peut vaincre l'EI, dont la faiblesse militaire est aveuglante. A condition de coopérer au lieu de se diviser.
Les attentats meurtriers qui ont eu lieu à Istanbul, à Dacca et à Bagdad démontrent la portée meurtrière de l'Etat islamique (EI), en Europe, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et dans certaines régions d'Asie. Plus l'EI maintiendra ses bastions en Syrie et en Irak, plus son réseau terroriste va infliger de carnages. Pourtant l'EI n'est pas particulièrement difficile à vaincre. Le problème est qu'aucun des Etats impliqués en Irak et en Syrie, y compris les Etats-Unis et leurs alliés, ne l'ont, jusqu'à présent, traité comme leur principal ennemi. Il est temps qu'ils revoient cette façon de faire.
L'EI a une petite force de combat, que les Etats-Unis évaluent entre 20.000 et 25.000 combattants en Irak et en Syrie et une autre d'à peu près 5.000 en Libye. Par rapport au nombre de militaires actifs en Syrie (125.000), en Irak (271.500), en Arabie saoudite (233.500), en Turquie (510.600) ou en Iran (523.000), l'EI est minuscule.
Malgré la promesse du président des Etats-Unis, Barack Obama, en septembre 2014 de « dégrader et ultimement détruire » l'EI, les Etats-Unis et leurs alliés, notamment l'Arabie saoudite, la Turquie et Israël (en coulisses), ont mis l'accent au contraire sur le renversement de Bachar Al Assad en Syrie.
Pour les Etats-Unis, la guerre en Syrie est une continuation du plan d'hégémonie américaine mondiale lancé par le secrétaire à la Défense Richard Cheney et le sous-secrétaire Paul Wolfowitz à la fin de la guerre froide. Les multiples guerres américaines au Moyen-Orient (en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye, entre autres) ont cherché à retirer l'Union soviétique puis la Russie de la scène. Ces efforts ont échoué lamentablement. Pour l'Arabie saoudite, l'objectif principal est d'évincer Al Assad, afin d'affaiblir l'Iran. La Syrie fait partie de la vaste guerre par procuration entre l'Iran chiite et l'Arabie saoudite sunnite.
Pour la Turquie, le renversement d'Al Assad pourrait renforcer sa position dans la région. Pourtant la Turquie est maintenant confrontée à trois adversaires sur sa frontière sud : Al Assad, l'EI et les nationalistes kurdes. L'EI est, jusqu'à présent, resté à l'arrière-plan des préoccupations de la Turquie comparativement à Al Assad et aux Kurdes. Mais les attaques terroristes en Turquie dirigées par l'EI pourraient bien changer les choses.
La Russie et l'Iran poursuivent également leurs propres intérêts dans la région, notamment par le biais de guerres par procuration et par leur soutien aux opérations paramilitaires. Pourtant les deux pays ont signalé leur volonté de coopérer avec les Etats-Unis pour vaincre l'EI. Les Etats-Unis ont jusqu'à présent repoussé ces offres, en préférant se concentrer sur la chute d'Assad.
La persistance de l'EI souligne trois défauts stratégiques dans la politique étrangère des Etats-Unis.
Premièrement, la quête d'hégémonie américaine par le biais d'un changement de régime ne témoigne pas seulement d'une arrogance butée : c'est un abus impérialiste classique. Cette manoeuvre a échoué partout où les Etats-Unis l'ont essayée. La Syrie et la Libye en sont les exemples les plus récents.
Deuxièmement, la CIA a longtemps armé et formé des djihadistes sunnites grâce à des opérations secrètes, financées par l'Arabie saoudite. A leur tour, ces djihadistes ont donné naissance à l'EI, qui est une conséquence directe, sinon imprévue, des politiques menées par la CIA et ses partenaires saoudiens.
Troisièmement, la perception américaine de l'Iran et de la Russie comme étant des ennemis implacables de l'Amérique est à bien des égards dépassée. Elle est également une prophétie autoréalisatrice. Un rapprochement vers ces deux pays est possible.
Les Etats-Unis et la Russie pourraient commencer à inverser leur nouvelle guerre froide récente grâce à des efforts communs pour éradiquer le terrorisme djihadiste.
Il y a plus. Une approche coopérative pour vaincre l'EI donnerait une raison et une possibilité à l'Arabie saoudite et à la Turquie de trouver un nouveau modus vivendi avec l'Iran. La sécurité d'Israël pourrait être améliorée en intégrant l'Iran au sein des relations de coopération économique et géopolitique avec l'Occident, renforçant ainsi les chances d'un règlement à deux Etats avec la Palestine, attendu depuis longtemps.
La montée de l'EI est un symptôme des lacunes de la stratégie actuelle de l'Occident, en particulier des Etats-Unis. L'Occident peut vaincre l'EI. La question est de savoir si les Etats-Unis vont entreprendre la réévaluation stratégique nécessaire pour réaliser cet objectif.
Jeffrey D. Sachs
Jeffrey D. Sachs est directeur de l'Institut de la Terre à l'université Columbia. Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate, 2016.Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate, 2016.
Les Echos (21/07/2016)
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