27/11/2011
Jean-Jacques Rosa (économiste): «L'euro est un contresens économique»
«L'euro a été soutenu de bout en bout par une coalition de dirigeants politiques, d'élites administratives, de responsables du grand patronat, parce que toutes nos industries européennes sont le plus souvent cartellisées» souligne l'économiste Jean-Jacques Rosa.
LE FIGARO. - Peut-on dire que la France est en partie malade de l'euro?
Jean-Jacques ROSA. - Oui, car vous ne pouvez pas appliquer la même politique monétaire, c'est-à-dire le même taux de change et le même taux d'intérêt, à des économies dont les trajectoires et les structures sont différentes. Notre économie n'évolue pas de la même façon que celle de la Grèce ou de l'Allemagne: les taux d'inflation divergent, les phases conjoncturelles ne coïncident pas, et il n'y a pas de taux de change idéal et unique, globalement applicable.
Le taux de change détermine vos exportations et vos importations, il est lui-même lié aux taux d'intérêt, et si vous n'avez pas le bon change par rapport aux conditions de votre économie, cela pénalise votre croissance. Tel est le point fondamental. La monnaie unique est un fiasco pour les économies nationales qu'elle a privées d'un amortisseur de crise essentiel dans les remous de la grande récession. Les eurosceptiques ont donc eu raison sur toute la ligne en cernant les nuisances à venir de la monnaie unique, mais la victoire de la raison a quelque chose d'amer.
Déplorez-vous qu'une politique d'intégration de l'Europe n'ait pas précédé sa construction économique ?
La politique peut corriger les inconvénients d'une même monnaie appliquée à des économies différentes. Aux Etats-Unis, par exemple, où le Massachusetts ne fonctionne pas comme le Texas, l'appareil étatique fédéral et l'impôt fédéral font que, lorsque le Texas est en plein boom, les rentrées fiscales provenant de cet Etat permettent de subventionner le Massachusetts qui est en récession. Les Etats-Unis peuvent donc supporter une monnaie commune qui, idéalement, ne convient pas à la fois au Texas et au Massachusetts, mais les transferts fiscaux permettent d'amortir le choc. Nous n'avons pas cela en Europe.
Faut-il des Etats-Unis d'Europe? C'était l'objectif des fédéralistes, mais une telle construction n'est pas possible pour des raisons de fond. Les Etats-Unis se sont constitués au XIXe siècle, dans un contexte d'impérialisme et d'extension territoriale des nations. Un siècle et demi plus tard, et particulièrement depuis la révolution de l'information des années 1970-1980, nous observons l'exacte tendance inverse. L'Empire soviétique a éclaté. Les nations se fragmentent, on l'a vu en Europe de l'Est, et les nations qui ne comportent que quelques millions d'habitants sont le plus souvent prospères. Ainsi des pays nordiques, de la Suisse, du Canada ou de la Nouvelle-Zélande. Grâce à l'ouverture des marchés mondiaux et à la révolution de l'information, au lieu d'être un handicap, la petite dimension est devenue un avantage. Et les plus petits pays sont nécessairement plus ouverts au commerce extérieur. Dans un monde de libre circulation, même si elle vient d'un tout petit pays, une entreprise peut se développer et vendre sur tous les marchés de forts volumes à faible coût.
À qui profite l'euro ?
Je me suis posé cette question dès l'écriture de L'Erreur européenne, en 1998, alors que la monnaie unique n'était encore qu'à l'état de projet. C'était un tel contresens économique! Pourquoi tous ces gens de gouvernement, fort intelligents, ont-ils choisi de s'engouffrer dans cette nasse? Il s'agissait à l'époque d'obliger les Européens réticents à construire un super-Etat, par l'artifice technique de l'union monétaire qui les contraindrait tôt ou tard à accepter aussi l'union budgétaire, et donc un Etat fédéral. Certains milieux patronaux ne sont pas demeurés en reste. L'euro a été soutenu de bout en bout par une coalition de dirigeants politiques, d'élites administratives, de responsables du grand patronat, parce que toutes nos industries européennes sont le plus souvent cartellisées.
L'intérêt d'un cartel est de fixer les prix ensemble, pour supprimer ainsi la concurrence, hausser les tarifs et dégager des profits plus importants. Le mouvement, élargi à l'Europe, est clair: un cartel national fonctionnera sans grand problème dans un espace fermé, sous la houlette d'autorités professionnelles adéquates. Mais dès que l'on ouvre les frontières, on se trouve aux prises avec des concurrents qui ne jouent pas le même jeu. D'où la tentation de reconstituer un cartel dans une zone plus large, avec ces nouveaux concurrents. Se pose alors le problème du contrôle des prix convenus. Si le taux de change bouge chaque jour, la tâche devient complexe. Il faut renégocier en permanence, alors que si vous supprimez les variations de change, tout redevient simple, comme à l'intérieur d'une seule économie nationale. La volonté de reconstituer le cartel industriel au niveau européen fonde la volonté de supprimer toute variation de change. Les Etats, finalement, considérés comme des entreprises, sont dans la même situation...
Cette simplification que vous reconnaissez n'a-t-elle pas des aspects positifs ?
Cela dépend pour qui ! Positifs assurément pour les cartels qui augmenteront leurs profits, mais certainement pas pour tous les autres joueurs: les cartels font monter les prix et contractent les volumes de production aux dépens des citoyens et des consommateurs. «Les gens d'une même profession, observe Adam Smith dans La Richesse des nations,ne se rencontrent que rarement, même pour s'amuser ou se distraire, sans que leur conversation n'aboutisse à quelque collusion au détriment du public...»
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"La conclusion à en tirer est qu'une monnaie unique et forte est une redoutable machine à emprunter parce qu'elle abaisse le coût de l'emprunt. Le cas espagnol illustre parfaitement l'aspect pervers de cette facilité. Avec 6% d'inflation environ dans le pays et un taux d'intérêt fixé par la BCE à 2%, les ménages et investisseurs locaux empruntent au taux réel de -4%. D'où une frénésie d'investissement immobilier qui a provoqué un déséquilibre complet de l'activité nationale et de la position patrimoniale des emprunteurs. Ils sont allés beaucoup trop loin, puisqu'ils étaient subventionnés pour emprunter..."
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La France peut-elle concrètement retourner à une monnaie nationale ?
"On s'est engagé dans la voie conduisant à la centralisation pour s'apercevoir finalement qu'elle était impraticable du fait des disparités entre pays. La guerre de sécession a donc commencé.
Elle n'oppose pas uniquement des Etats entre eux, mais des populations soucieuses de leur niveau de vie, d'une part, et des Trésors publics, grandes banques et grandes entreprises, d'autre part, qui entendent défendre jusqu'au bout leur avantage d'emprunteurs et leurs cartels intra-européens. Cette guerre ne s'arrêtera qu'avec la dissolution de l'euro. Catastrophe économique oblige : le mouvement est amorcé."
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